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Un saggio sulla memoria, in forma di meditazione, di Pierre Levy, filosofo e Membro della Société Royale du Canada (2025). Un testo denso, che richiede attenzione e concentrazione, ma che può soddisfare lettori diversi, interessati ad approfondire più che a scorrere velocemente un testo, a riflettere su concetti che servono a comprendere la nostra realtà di umani che, a differenza delle macchine artificiali, mostrano una complessità inarrivabile anche nel modo con cui fanno esperienza della memoria. Una memoria che, dice il filosofo Pierre Levy, è un elemento centrale dell’esperienza temporale, dell’identità e della creatività.


Abstract in Italiano

Questo saggio esplora la memoria umana come elemento centrale dell’esperienza temporale, dell’identità e della creatività. Attraverso un approccio interdisciplinare che intreccia filosofia (Agostino, Husserl, Heidegger), psicologia cognitiva e scienze umane digitali, l’autore concettualizza la memoria come un sistema di iscrizioni simboliche (engrammi e programmi) modellato da cicli temporali. Vengono distinti tre modi di indicizzazione mnemonica – autoreferenziale, sensoriale e simbolica – evidenziandone le funzioni nella memoria individuale e collettiva. Il testo sottolinea la spontaneità umana, che supera i vincoli deterministici della memoria, e celebra le arti della memoria come canali di creazione e conoscenza. Infine, propone una visione umanistica di biblioteche e musei come spazi che organizzano la memoria collettiva, favorendo un ambiente propizio all’ispirazione creativa.

Parole chiave : memoria, fenomenologia, esistenzialismo, scienze cognitive, umanesimo

Abstract en Français

Cet essai explore la mémoire humaine comme un phénomène central de l'expérience temporelle, de l'identité et de la créativité. À travers une approche interdisciplinaire mêlant philosophie (Augustin, Husserl, Heidegger), psychologie cognitive et humanités numériques, l'auteur analyse la mémoire comme un système d'inscriptions symboliques (engrammes et programmes) structuré par des cycles temporels. Il distingue trois modes d'indexation mnésique – auto-référentielle, sensible et symbolique – et examine leur rôle dans les mémoires individuelle et collective. Le texte souligne la spontanéité humaine, qui transcende les déterminismes de la mémoire, et célèbre les arts de la mémoire comme vecteurs de création et de savoir. Enfin, il propose une vision humaniste de la bibliothèque et du musée comme espaces organisant la mémoire collective, préparant l'esprit à l'inspiration créative.

Mots-clés : mémoire, phénoménologie, existentialisme, sciences cognitives, humanisme

Abstract in English 

This essay investigates human memory as a pivotal element of temporal experience, identity, and creativity. Through an interdisciplinary lens combining philosophy (Augustine, Husserl, Heidegger), cognitive psychology, and digital humanities, the author conceptualizes memory as a system of symbolic inscriptions (engrams and programs) shaped by temporal cycles. Three modes of mnemonic indexing—self-referential, sensory, and symbolic—are distinguished, illuminating their functions in individual and collective memory. The text highlights human spontaneity, which surpasses memory’s deterministic constraints, and celebrates the arts of memory as conduits for creation and knowledge. It further proposes a humanistic vision of libraries and museums as spaces that organize collective memory, fostering an environment conducive to creative inspiration.

Key-words : memory, phenomenology, existentialism, cognitive science, humanism


Mémoire et temps vécu

 « Grande est cette puissance de la Mémoire, prodigieusement grande... Ce n’est qu’un pouvoir de mon esprit, qui tient à ma nature ; mais je ne puis comprendre entièrement ce que je suis. L’esprit est trop étroit pour se comprendre lui-même. Les hommes s’en vont admirer les cimes des montagnes, les vagues énormes de la mer, le large cours des fleuves, les côtes de l’Océan, les révolutions des astres, et ils se détournent d’eux-mêmes. » (St Augustin)[1]

La mémoire reflète, selon son propre horizon, la singularité et la complexité humaine. Pour comprendre la mémoire et, du même coup, saisir notre propre essence, comme nous y invite l’Évêque d’Hippone, il nous faut nous retourner vers la durée qui nous constitue. Notre expérience du flux temporel a souvent été décrite : le présent impossible à saisir, le passé déjà disparu, l’origine effacée, le futur encore inexistant. Si tout cela n’est que trop vrai, alors l’être surgit de rémanences, de traces, d’une mémoire qui enregistre à sa manière et se souvient tant bien que mal de cette fuite innommable de fantômes dans la nuit. Il ne reste du passé que des traces qui, lorsqu’elles sont interprétées symboliquement se révèlent comme écriture. Le mot gramma en Grec ancien signifie « lettre, signe d’écriture », mais aussi « inscription, document ». Les grammata désignaient également « les lettres » au sens de l’éducation, de l’alphabétisation et de la littérature. La mémoire humaine advient par cette écriture, au sens le plus abstrait du terme. Elle contient des engrammes – l’inscription du passé – et des programmes : l’écriture du futur qui, comme un système de post-it mentaux, empêche d’oublier l’avenir. Adoptons pour le moment cette définition, quitte à l’enrichir par la suite : la mémoire humaine est le lieu des inscriptions symboliques : engrammes et programmes.

La memoria riflette, secondo il suo orizzonte, la singolarità e la complessità umana.

Le processus de lecture et d’écriture des traces mnésiques génère des effets de présence. Des effets, dis-je, parce que le présent n’est pas plus atteignable que l’horizon. Il scintille à la limite de l’absence sans que l’on puisse jamais mettre la main dessus, malgré l’étymologie du mot « maintenant » (tenant en main). Cette absence du présent explique-t-elle son affinité avec l’éternité? Comme dit Kierkegaard : « l’instant n’est pas au fond un atome de temps, mais d’éternité ».[2]  Quant au passé et au futur, ils sont absents par définition. Absents, Ils le sont aussi pour une seconde raison : nous les imaginons naïvement comme des instants qui précèdent ou suivent l’instant actuel, mais, ce faisant, ils possèdent la même nature évanescente que l’instant présent : ils ont donc toujours été et seront toujours absents. Enfin, le passé et l’avenir supposent ou bien une origine et une fin, ou bien un prolongement à l’infini. Mais l’origine et la fin du temps sont impensables : que se passe-t-il avant le début du temps ou après sa fin? Ce sont là les problèmes posés par la cosmogonie biblique ou le big bang de l’astrophysique. Quant à l’infini du temps, s’agit-il d’une éternité fixe où rien ne coule et qui rassemble d’un coup la totalité de l’existence, donc une transcendance hors du temps? Ou bien avons-nous affaire à un flot temporel sans commencement ni fin, qu’il soit linéaire ou cyclique, comme dans les éons de l’Inde ou les cosmologies aristotéliciennes et stoïciennes? Une infinité où l’esprit se noie. Peut-on penser un passé dont il ne reste aucune trace? Qui se souvient de sa naissance, d’avant sa naissance, et encore avant : du passage de l’inexistence à l’existence? D’un autre côté, quoique nous ne puissions pas nous imaginer décédés de l’intérieur de notre néant à venir, un futur sans fin est-il compréhensible pour les mortels que nous sommes?

Possiamo pensare a un passato di cui non rimane traccia?

Le temps cosmique est circulaire, chaque cycle formant une unité discrète ou moment : l’instant de conscience, la journée, la lunaison, l’année, la floraison d’une génération, la vie entre la naissance et la mort, etc. Pour saisir l’expérience humaine du temps, il faut dérouler ces cycles dans une séquentialité irréversible. Notre mémoire épisodique, celle des événements et de leurs enchaînements, projette une linéarité sur un système de cycles. Elle émerge du rapport entre une continuité séquentielle et des discontinuités périodiques. J’ajoute qu’un moment contient la mémoire du moment précédent, qui lui-même contenait la mémoire de celui qui le précédait, récursivement. Le moment offre une image du passé dans le rétroviseur de la mémoire mais il est aussi dynamique, orienté vers l’avenir. Il ne se contente pas de se relier au cycle précédent, il tend vers le cycle suivant. C’est ainsi que la mémoire enfile aux cycles disparus ceux qui n’existent pas encore et permet à l’existence de sauter d’un moment à l’autre.

Examinons plus précisément la structure du moment vécu. Notons d’abord qu’il ne s’agit pas d’un point dans un univers à une dimension, mais qu’il possède une épaisseur, variable selon la nature du cycle et de la durée considérée. Au centre du moment se trouve l’expérience actuelle ou le présent, avec sa sensorimotricité colorée par une humeur, la signification qui en émane, la conscience discursive qui le commente ou s’en échappe. Ce présent est entièrement cerné par – et se fond insensiblement dans – le souvenir d’un passé immédiat et la visée d’un futur prochain. Il passe. À l’échelle de l’instant de conscience, Husserl a bien décrit les phénomènes de rétention et de protension, de rappel et de visée qui connectent chaque moment à ceux qui le précèdent et lui succèdent. Une note de musique s’entend dans la succession d’une phrase mélodique et dans l’attente d’une résolution harmonique. Husserl[3] et Bergson[4] prennent tous deux l’exemple de l’écoute musicale afin d’illustrer la continuité du temps vécu, qui n’est jamais une succession d’instants objectifs discrets mais le déferlement d’une vague dont le dos porte des souvenirs et dont la face versante projette des attentes. Or, qu’on y prenne garde, les visées, les intentions, les projets – en un mot les programmes – ne peuvent être inscrits que dans une mémoire. Un projet dont on ne se souvient pas n’est plus un projet du tout. C’est donc dans un océan de mémoire que roule la vague du moment. Le présent qui écume sur sa crête ne se contente pas de recueillir les sensations actuelles : il les interprète en fonction des engrammes et programmes qui l’encadrent ; il devient lui-même la source de nouveaux souvenirs ; il renouvelle l’engagement envers ses projets ou engendre des desseins inédits. En somme, le présent vécu lit et écrit dans la mémoire.

il presente vissuto si legge e si scrive nella memoria.

Heidegger donne une version du temps vécu qui dépasse l’instant de conscience analysé par son maître Husserl pour s’étendre à l’échelle de l’existence toute entière et de son sens. Le passé, la tradition, l’héritage – plus ou moins assumés – pèsent sur le présent et fondent l’identité du sujet. Le présent s’ouvre au monde et peut, lorsqu’il est « authentique », devenir un instant de décision éclairé par un passé et un projet. Quant à l’avenir, qui domine le vécu temporel, il ne se limite pas à l’anticipation du futur – y compris l’anticipation de la mort – il se projette activement dans le possible.[5] Passé, présent et futur manifestent trois faces de la même unité « extatique » que j’appelle pour ma part le moment.

La présence actuelle plonge toujours dans une mémoire qui lui donne sens et qu’elle nourrit en retour. La structure du moment reste semblable à toutes les échelles, qu’il s’agisse de la note de musique, de la journée, de l’année ou de l’existence individuelle. Il en est de même pour tel cycle particulier – ou pour la vie entière – de personnes morales telles que familles, entreprises, peuples et empires. Chaque moment se compose ainsi d’une série emboîtée de moments plus ou moins larges, jusqu’à l’instant de conscience évanouissant.

Après avoir esquissé le rapport entre le temps vécu et la mémoire, examinons maintenant la manière dont se présentent les mémoires personnelles et collectives. Pour commencer, parcourons le spectre qui va de la microseconde de la conscience subliminale jusqu’à la mémoire à long terme.

Le spectre des durées

L’attention subliminale (du latin « sub limen », signifiant sous le seuil) désigne la capacité du système cognitif à traiter des stimuli présentés trop rapidement pour être perçus consciemment. Des expériences de neuropsychologie[6] montrent que, même sans perception consciente explicite, les informations s’enregistrent dans la mémoire et influent sur les émotions et les capacités de reconnaissance des sujets. Dans une expérience classique, un mot présenté pendant quelques millisecondes (par ex., "peur") n’est pas rapporté consciemment, mais accélère la perception d’un mot associé (comme "danger").[7] On voit déjà sur cet exemple que ce qui est actuellement perçu – même inconsciemment – affecte la disponibilité des traces mnésiques. La mémoire rapproche automatiquement de la conscience les informations associées à l’expérience actuelle.

Il contenuto della coscienza attuale è il prodotto di un calcolo cognitivo complesso.

Le contenu de la conscience au présent est le produit d’un calcul cognitif complexe. Il représente le passé le plus immédiat. Dans le sens de la lecture, ce contenu peut être considéré comme l’affichage attentionnel d’une mémoire à très court terme. Cet affichage résulte d’un filtrage serré de l’ensemble des informations traitées effectivement par le système nerveux à un moment donné. Dans le sens de l’écriture, plus l’attention est soutenue et mieux on se souvient.

Puis vient la mémoire à court terme, comme lors de la lecture d’un code sur le téléphone que l’on doit taper dans l’ordinateur. On n’a aucun intérêt à retenir longtemps ces chiffres. La répétition cyclique des nombres ou des mots maintient la mémoire un bref instant.

La mémoire de travail s’étend sur une plus longue durée. Elle concerne par exemple l’enchaînement des opérations lors de la réalisation d’une recette de cuisine. Il faut garder en tête la liste des ingrédients, le lieu où ils sont disposés, l’état de leur traitement et de leur cuisson, la nature et l’ordre des gestes à accomplir, etc. On voit sur cet exemple à quel point les programmes et les engrammes s’entremêlent dans la mémoire utile. La mémoire de travail peut s’étendre sur plusieurs jours lors d’une tâche complexe à exécuter comme la construction d’un meuble ou l’écriture d’un article.

Enfin, la mémoire à long terme n’est pas liée à une action en cours. Elle se trouve donc stockée loin de l’expérience actuelle et son rappel prendra plus de temps que le contenu de la mémoire de travail.

La conscience subliminale alimente l’attention actuelle qui oscille entre la rétention et la protension immédiate. Le contenu de l’attention se prolonge dans la mémoire à court terme. La conscience instantanée va puiser dans la mémoire de travail ce dont elle a besoin pour donner sens à la situation et diriger l’action. Si nécessaire, cette mémoire de travail cherche des contenus de la mémoire à long terme. Le matériel mnésique passe ainsi d’une mémoire à l’autre, aussi bien dans le sens de l’enregistrement que du rappel. Lorsque je lis un livre, je me souviens exactement du début de la phrase que je termine de lire, plus vaguement du commencement du chapitre que j’achève et, de manière assez floue, des pages que j’ai lues la veille. Certaines idées issues de mes lectures antérieures sont réactivées pour éclairer le sens du texte. Datant de plusieurs dizaines d’années, mon apprentissage de la langue et celui du déchiffrement de l’écriture ont été renouvelés par une pratique assidue. En règle générale, plus fréquemment nous mobilisons un engramme ou un programme, plus exactement et rapidement nous le retrouvons.

La mémoire collective se projette également sur un spectre des durées. Les cycles de nouvelles se répètent en boucle pendant quelques jours, puis passent à autre chose, sans suivi informationnel ni continuité narrative. Hélas, si l’actualité n’est pas située dans un contexte historique et géopolitique plus vaste, elle n’a d’autre sens qu’une émotion passagère déclenchée de manière réflexe. Échappant aux médias pour être entretenue par les think tanks, les ministères et des groupes de citoyens férus d’information, la mémoire des affaires en cours, de l’ordre du mois ou de l’année, correspond à la mémoire de travail. Quant à la mémoire de long terme, elle est maintenue par les monuments, les archives, les musées, les bibliothèques, les écoles et les universités. À l’ère numérique, les chief data officers ont pour mission de préserver les données critiques que l’on transfère d’un système informatique à l’autre au fur et à mesure que les techniques évoluent.

Deux points éclairent le fonctionnement du spectre des durées de mémoire. D’abord, plus la mémoire est proche de la conscience actuelle ou de l’attention instantanée et moins elle contient d’information. La capacité d’enregistrement de la mémoire à court terme est fort étroite. La mémoire de travail, quoique plus accommodante, reste limitée, d’où les problèmes de fatigue nerveuse et de charge mentale lorsqu’elle est trop sollicité. Sur le plan collectif, la mémoire des affaires en cours pèche souvent par son étroitesse, sa partialité ou sa vision en tunnel. Enfin, la mémoire à long terme est plus englobante et possède un vaste potentiel de conservation. Les ressources étant néanmoins finies, il faut trier les contenus dignes du souvenir. Ensuite, comme je l’ai mentionné plus haut, la mémoire se réorganise spontanément pour mettre à la disposition de l’attention les traces mnésiques associées à l’expérience actuelle ou à l’activité en cours. Les connexions entre contenus – liés à leurs modes d’indexation et de codage – jouent donc un rôle capital dans le fonctionnement de la mémoire.

Ce sont précisément ces systèmes de connexion et d’indexation que nous allons étudier maintenant. Dans son Traité de la nature humaine[8], Hume a développé une théorie de la mémoire dans laquelle les idées s’associent par ressemblance, selon des relations causales et par contiguïté dans l’espace et le temps. Dans ses Principes de Psychologie[9], William James reprend les mêmes types de liens associatifs, qu’il assimile à des habitudes mentales. Tout en reconnaissant la pertinence des liens associatifs qui viennent d’être évoqués, je distingue pour ma part trois modes d’indexation et de connexion des contenus : l’auto-référence, la sensibilité et la symbolisation. Comme la mémoire collective doit être intériorisée par des individus pour ne pas mourir, elle obéit aux mêmes structures que la mémoire personnelle.

L’indexation auto-référentielle

Pour des raisons évidentes, la mémoire des animaux est axée sur les programmes qui conditionnent leur survie et sur les engrammes de leur propre expérience. Il en est de même pour les humains. Au milieu, commandant tout le reste, réside le « je » de l’individu ou le « nous » de la collectivité que j’appelle la première personne, quel que soit son nombre. Cette première personne creuse le vide central autour duquel tourne et se réorganise l’ensemble des contenus mnésiques. L’œil du cyclone dispose autour de lui les sujets à la deuxième personne et les objets à la troisième personne qui peuplent son univers. Le corps propre de la première personne, les images, les paysages, les ambiances qui la touchent par leur proximité physique, pratique ou affective se disposent dans la spirale intérieure. Le second tour de la spirale contient les traces un peu plus anciennes ou celles qui ne nous touchent que par association avec la première et ainsi de suite pour les cercles suivants. Moins les contenus mnésiques concernent la première personne, ses interactions quotidiennes et ce qui l’affecte directement, moins ils sont innervés par des liens associatifs. Plus loin ils se trouvent du centre auto-référentiel, plus laborieux sera le rappel.

De même que l’homunculus sensorimoteur projeté́ sur les zones du cerveau ne reflète pas les volumes géométriques du corps mais la densité́ de l’innervation – sa langue, son pouce et son sexe sont énormes mais son dos est tout petit – de même la mémoire personnelle accorde une importance démesurée au corps propre du sujet, à ses désirs, à son entourage affectif, à l’histoire de ses interactions et à ses communautés d’appartenance.

Si la mémoire est, par nécessité, centrée sur la première personne, alors elle ne fait qu’un avec l’identité. Distinguons le soi, qui est la totalité dynamique de la mémoire, de l’égo, qui est l’image de soi entretenue par la mémoire. Le soi rassemble le monde de la première personne tel qu’il se dispose autour du vide central. Il comprend la mémoire innée de l’évolution biologique, l’héritage génétique et culturel, les acquis de l’expérience et tout ce qui a fait l’objet d’un apprentissage délibéré. Une bonne partie du soi reste inconscient. Quant à l’égo – une représentation consciente de soi – il sert tant bien que mal de relais d’auto-référence et de boussole à la première personne. Je demeure au Québec, province francophone du Canada dont la devise « Je me souviens » se donne à lire sur toutes les plaques minéralogiques. Cette devise symbolise la mémoire d’un peuple et son identité ancrée dans un passé français. Nous nous souvenons donc nous sommes. Les mémoires familiales, institutionnelles, nationales, religieuses ou autres coïncident avec les identités des groupes correspondant. Il faut distinguer à ce sujet deux types de mémoires collectives : l’histoire et la tradition. L’histoire, discipline scientifique attachée aux sources et répondant à des critères épistémologiques rigoureux, n’est jamais qu’une des composantes de la mémoire. Elle s’attache particulièrement à expliquer de manière causale les permanences structurales comme la succession des événements. En revanche, la temporalité de la tradition ne relève pas de la genèse causale, mais du « sens toujours de nouveau recueilli et recréé dans une intériorité ».[10] En somme, l’histoire étudie de l’extérieur, sur la face objective du temps, ce que la tradition vit de l’intérieur, sur sa face subjective. Les deux fils s’entrecroisent puisque l’appropriation subjective de l’histoire contribue à faire vivre la tradition tandis que la tradition et ses modes de transmission constituent des objets de plein droit de l’histoire.

Nous nous souvenons donc nous sommes (Ricordiamo, dunque siamo)

L’indexation sensible

La mémoire centrée sur la première personne accueille les contenus sensorimoteurs et affectifs de l’expérience actuelle, de l’imagination et de la fiction. Parallèlement, les modalités perceptives, émotionnelles et gestuelles servent de clés d’indexation des traces mnésiques et d’instruments de rappel.

A travers le petit guichet d’attention qui donne sur le dédale immense de la mémoire[11], l’actualité sensible ou le message reçu réveillent des engrammes endormis et font vibrer tout un rhizome de relations. Au fur et à mesure que s’écoule le flot[12] temporel en provenance de l’expérience actuelle, le complexe de connexions des engrammes se réorganise. Le psychanalyste Jacques Lacan (1901-1981) a pu dire que l’inconscient était structuré comme un langage[13]. Cette proposition énigmatique s’éclaire si l’on s’avise que le langage fonctionne comme une architecture d’indexation sémantique du magasin des souvenirs.

Mais les systèmes symboliques alexiques, « les parfums, les couleurs et les sons »[14] ou les sensations proprioceptives entretissent aussi leurs chemins dans le labyrinthe mobile de la mémoire. Et les voies d’accès sont d’autant plus larges et rapides que les affects des idées auxquelles elles mènent sont puissants. Somme toute, en venant à la conscience, une idée n’enveloppe pas seulement son contenu complexe, elle réverbère aussi son processus de génération, les appels des circuits inconscients auxquels elle répond et les échos qu’elle suscite. Les idées acquièrent ainsi leur relief existentiel, leur profondeur sémantique, leurs horizons de sens.

Les goûts, les parfums, les musiques font remonter les souvenirs. Les rimes et les rythmes des poèmes facilitent leur mémorisation. Les jingles des émissions radiophoniques ou des publicités évoquent immédiatement leurs contenus. Les cérémonies religieuses ou civiles s’accompagnent de musique ou de chant pour mieux frapper les mémoires. Les joies exceptionnelles ou les grandes souffrances ne s’oublient pas. À la haute époque du Moyen-âge, quand la culture écrite était peu répandue, on enregistrait les contrats entre seigneurs en soumettant quelques paysans à des bastonnades, ou en leur offrant un festin.[15] La mémoire était ainsi inscrite dans la chair plutôt que dans la lettre. La répétition de gestes, qu’ils soient rituels ou professionnels, se grave dans les réflexes. Les chercheurs en psychologie cognitive qualifient cette mémoire gestuelle de procédurale. La mémoire procédurale est de l’ordre du savoir-faire, comme : savoir écrire – à la main ou sur un clavier –, jouer du violon, faire du vélo ou conduire une voiture. La mémoire procédurale s’oppose à la mémoire déclarative, de l’ordre du savoir que, du type : « Lima est la capitale du Pérou », ce qui nous amène à l’indexation symbolique.

L’indexation symbolique

Tous les contenus mnésiques sont conceptualisés, que ce soit de manière consciente ou inconsciente. On pourrait comparer ce phénomène à celui du catalogage et de l’attribution d’une cote aux livres d’une bibliothèque. De ce fait, l’occurrence actuelle d’un objet ou la simple mention du concept qui a servi à l’étiqueter, ramène à la mémoire les traces identiquement conceptualisées. Bien entendu, un objet peut être étiqueté par plusieurs catégories, ce qui augmente ses possibilités de rappel. De plus, comme nous l’avons vu plus haut, les concepts eux-mêmes sont connectés par un dense réseau de relations sémantiques qui aident non seulement à étoffer le sens mais aussi à naviguer dans la mémoire. Les faits et les propositions utiles se retiennent mieux lorsqu’ils sont insérés dans un récit, car la mémoire humaine possède une affinité avec la narration. C’est pourquoi les connaissances des sociétés orales sont codées dans des mythes qui, même dans les sociétés de l’écrit, gardent leur puissance d’évocation. Peuplés de personnages auxquels on s’identifie et animés par des péripéties dans lesquelles on se projette, les récits courent comme des fils rouges dans nos mémoires, fils qu’il suffit de tirer pour en ramener les informations qui s’y accrochent. La plupart des contenus de nos mémoires individuelles et collectives sont ainsi codées sur un mode narratif et, au premier chef, notre égo et notre mémoire épisodique, celle des événements qui nous concernent.

Les indexations par contiguïté et proximité avec la première personne, celles qui empruntent les émotions et les images sensibles, les catégorisations conceptuelles et les tissages narratifs contribuent ensemble à organiser nos mémoires individuelles et collectives. Prenons l’exemple de la mémoire vocale. Une voix, c’est d’abord un son, voire une musique particulière : un timbre, des harmoniques, une ligne mélodique, un accent. Nous reconnaissons immédiatement la voix de nos proches au téléphone ou celles des personnes publiques à la radio. Or cette musique vocale porte une charge affective : la plainte, la menace, l’ironie, la joyeuse invitation ou la tendre consolation. Avec les voix viennent les panoplies conceptuelles qu’elles mobilisent, les schémas narratifs qu’elles empruntent volontiers. Voix des parents et de la fratrie ; voix publiques qui ont conditionné notre génération ; « voix » originales de nos environnements symboliques : celles des auteurs que nous avons lus, des journalistes que nous écoutons et des contributeurs que nous suivons dans les médias sociaux… Toutes ces voix murmurent dans l’inconscient de la mémoire, comme des ondes qui continuent imperceptiblement à se propager, si bien que nos propres pensées leur font écho. Cette tirade qui se débite dans mon esprit, avec son ton, sa charge affective, ses arguments irréfutables, ne résonne-t-elle pas des voix qui ont marqué mon enfance, ma génération, mon milieu? Lorsque je m’entends parler, je me surprends à les reconnaître.

Mémoire et spontanéité

Siamo interamente determinati dai nostri engrammi, dai nostri programmi, dal nostro apprendimento, dalle nostre abitudini? Siamo riducibili alla nostra memoria?

Après avoir dépeint la mémoire telle qu’elle est, examinons la mémoire telle qu’elle devrait être ou, tout au moins, son orientation humaniste. Posons d’abord la question que suggère le paragraphe précédent : sommes-nous entièrement déterminés par nos engrammes, nos programmes, nos apprentissages, nos habitudes? Sommes-nous réductibles à notre mémoire.

Il peut être utile ici de comparer l’intelligence humaine à l’intelligence artificielle. Les modèles de langue peuvent recombiner sans fin le contenu de leurs données d’apprentissage mais elles ne peuvent le transcender. Aucune idée radicalement nouvelle n’en sortira alors que nous, les vivants, sommes capables de donner naissance à des formes, à des significations hier encore inconnues.

Nous prévoyons en nous fondant sur l’expérience passée, ou bien sur les modèles du monde que nos tendances innées et nos apprentissages ont construit. Mais nous pouvons aussi remettre en question nos représentations. Nous recatégorisons les objets et les situations ; nous reconnaissons le nouveau plutôt que de l’assimiler à l’ancien ; à partir des mêmes données nous basculons de la perception d’une figure à une autre, complètement différente (gestalt switch). Une vague intuition, un signe à peine perceptible, une allusion voilée peuvent nous introduire à de nouveaux paysages vitaux.

Est-ce à dire que nous serions libres? La notion de liberté est peut-être trop absolue, surtout si on l’oppose de façon manichéenne au déterminisme. Il ne s’agit pas ici d’opposer une volonté libre à une nécessité naturelle[16]. Ni de souligner que nous sommes capables – contrairement aux autres animaux – de réfléchir sur nos choix et de les mettre en question, et cela bien que nous connaissions la finitude de notre intelligence et l’habile dissimulation de notre amour-propre sous des dehors éthiques.[17]  Ni de préconiser l’attitude héroïque de l’authenticité existentielle et de la conscience morale[18] qui s’oppose au conformisme ou au groupthink. Je ne cherche pas non plus à affirmer la liberté humaine au sens de la possibilité toujours présente d’un engagement au profit d’une idéologie ou d’une action collective. Je tente seulement de discerner ce qui, dans l’esprit, échappe à l’inscription préalable des engrammes et des programmes. Comment caractériser le fait que, dans le virtuel qui précède la pensée, il y a plus qu’une détermination par le contenu actuel de la mémoire? Selon quel concept l’actualisation des programmes déborde-t-elle la simple réalisation de possibles? Il ne s’agit pas ici de nier nos déterminations mais de les accueillir pour, peut-être, les dépasser. Appelons spontanéité ce je ne sais quoi, ce presque rien qui fait toute la différence entre l’homme et la machine et que, dans le vocabulaire théologique d’un autre temps, on appelait la grâce. Soudain, le panelliste s’entend répondre à une objection un argument auquel il n’avait jamais pensé ; la généralisation inattendue surgit à l’esprit du mathématicien ; les images et les rimes viennent au poète, coulant en abondance d’une source inconnue. Le vide au centre de la mémoire ne se contente pas d’accueillir l’expérience sensorimotrice actuelle, il laisse aussi de l’espace à la spontanéité naturelle de l’esprit, à l’étincelle qui entr’ouvre l’existence humaine à ce qui la transcende.

Les arts de la mémoire

Mnémosyne, mère des Muses, figure cette mémoire divinisée, habitée par l’étincelle créatrice. Menée par Apollon, voici venir la troupe des filles de la mémoire. L’éloquente Calliope, qui inspira Homère, tient une tablette et un stylet. Clio, l’historienne, déroule un parchemin. Érato, poétesse amoureuse et couronnée de roses, pince la lyre. Euterpe dirige de sa flûte le concert des instruments de musique. Terpsichore danse en l’écoutant. Melpomène, au visage sévère, dirige le chœur tragique. La légère Thalie arbore un masque de comédie. Uranie la céleste porte un compas d’une main et de l’autre un globe constellé. En somme, la divine mémoire enfante les arts et les sciences. La connaissance et la beauté sont le fruit d’une mémoire travaillée, savamment cultivée, longuement exercée : mémoire du corps, des sens, de l’émotion et de la langue. Seule cette mémoire éduquée peut se mettre à l’écoute d’une voix qui vient d’ailleurs et en tirer profit pour créer à nouveau. De plus, les œuvres inspirées par les Muses se désignent à leur tour comme mémorables, propres à meubler l’esprit durablement, objets d’une tradition. Les Muses sont des déesses. Leurs temples sont appelés Museia (un museion, des museia), le plus célèbre de ces sanctuaires étant celui d’Alexandrie – il contenait la fameuse bibliothèque – mais il y en avait d’autres, comme sur les monts Hélicon et Parnasse. C’est de là que vient notre musée, lieu de mémoire par excellence, sans oublier le mot musique.

Si mémoire et identité coïncident, alors le musée est une mémoire humaniste délibérément édifiée pour former la partie commune des identités. Or le musée, au sens moderne du terme, est une mémoire mise en espace. Comme tous les animaux nous hantons des territoires. C’est pourquoi notre constitution physique et nerveuse nous rend apte à nous repérer dans des lieux et à les cartographier mentalement. Les aborigènes d’Australie projettent les événements de leur mythique « temps du rêve », sur des paysages et des accidents de terrain qu’ils parcourent périodiquement. Dressés dans le décor urbain, les monuments aux morts entretiennent un souvenir commun. L’architecture fait mémoire. La célèbre méditation d’Augustin sur la mémoire et la pensée dans les Confessions[19] commence par ces mots : « J’en arrive au vaste palais de la Mémoire, là où se trouvent les trésors des images innombrables... ». Pourquoi Augustin compare-t-il la mémoire à un palais abritant des images, et cela précisément dans un livre où il rassemble ses souvenirs? Parce que le groupe des lettrés, auquel il appartenait, a virtualisé le palais-temple des scribes de la haute antiquité pour en faire une machine abstraite d’organisation de leur mémoire. Au lieu de lire un texte écrit, et d’endormir ainsi son auditoire, l’orateur grec ou romain devait se souvenir parfaitement de l’enchaînement des idées de son discours et produire la performance la plus vivante possible. C’est pourquoi, jusqu’à l’invention de l’imprimerie à caractères mobiles par Gutenberg, l’une des parties les plus importantes de la rhétorique était l’art de la mémoire[20]. Il s’agissait d’une méthode mnémotechnique dite « des lieux et des images ». L’orateur en herbe devait pour cela s’entraîner à la représentation mentale d’un espace architectural – réel ou imaginaire – de grande envergure, comme un palais ou un temple, voire une place où seraient disposés plusieurs bâtiments. Les idées à mémoriser étaient représentées par des images placées dans les lieux de l’architecture palatiale. C’est ainsi que les fenêtres, niches, pièces et colonnades du palais (les lieux) étaient peuplés de personnages vivants porteurs d’attributs émotionnellement et visuellement frappants, afin d’être facilement retenus (les images). Les relations sémantiques entre les idées étaient d’autant mieux mémorisées et utilisées qu’elles étaient représentées par des relations locales entre images. Les philosophes, avocats, politiciens et écrivains de l’antiquité gréco-latine maîtrisaient cette technique de méditation et de visualisation créative, qu’ils pouvaient adapter et transformer selon les besoins, mais en gardant toujours la même architecture palatiale, le même réseau de lieux en toile de fond de leurs images. Les moines théologiens qui ont fondé l’université européenne avaient été formés à cette méthode. Les cathédrales, leurs vitraux, leurs statues et leurs peintures obéissaient au même schéma. Vers la fin du Moyen-Âge et au début de la Renaissance, les arts de la mémoire utilisaient volontiers des structures architecturales circulaires ou semi-circulaires, les théâtres de mémoire, dans lesquels les figures étaient soigneusement rangées sur des gradins concentriques.

La bibliothèque humaniste

Avec le triomphe de l’imprimerie, l’art de la mémoire se déplace vers l’organisation des bibliothèques. Que doit-on trouver dans une bibliothèque – ou une médiathèque – pour qu’elle devienne un parfait environnement de travail?  En premier lieu, elle possède un contenu : les documents, les livres, les images, les données en général. Mais pour être utiles, ces documents doivent être catégorisés, indexés, catalogués, mis en fiches, de telle sorte que l’on puisse trouver facilement l’information ou le volume que l’on cherche. À cette fin, les bibliothécaires doivent adopter un système de métadonnées. Celles-ci servent moins à décrire exhaustivement les documents (il ne s’agit pas de faire des cartes à la même échelle que le territoire…) qu’à fournir des repères à partir desquels les utilisateurs pourront découvrir des réponses à leurs questions, voire élaborer de nouvelles questions. Bibliothécaire de métier, Leibniz invente les métadonnées sémantiques (qui décrivent le contenu d’un document) et développe une méthode de classification par langues et matières, avec des indexations multiples basées sur des mots-clés et des noms d’auteurs. Mais un bon système de métadonnées ne suffit pas. La bibliothèque doit aussi contenir des outils philologiques : grammaires, dictionnaires, manuels épigraphiques, afin de déchiffrer les idiomes inconnus, les langues mortes et les inscriptions énigmatiques. Enfin, pour bien comprendre un ouvrage spécialisé, il faut avoir recours à une encyclopédie capable de fournir l’aperçu général d’une discipline, d’une époque, et qui situera telle thèse particulière dans la controverse qui lui donne sens. L’encyclopédie est un instrument indispensable à toute bibliothèque, comme aujourd’hui Wikipédia s’impose, au moins pour une orientation préalable, à qui mène une enquête sur le Web (mettons à part l’actualité politique, les conflits en cours et les biographies de personnes vivantes, pour lesquels Wikipédia manque de fiabilité). J’ajoute que seul un minimum de savoir encyclopédique par cœur permet de faire bon usage des livres, de la mémoire numérique et des modèles de langue.

"La filosofia edifica la memoria – e quindi il sé – in due modi: fornendo concetti che fungono da metadati semantici e proponendo enciclopedie. Ogni pensiero diventa una passeggiata regolata nell'architettura di un museo immaginario, un percorso in una biblioteca dei sogni."

La philosophie édifie la mémoire – donc le soi – de deux manières : en fournissant des concepts qui servent de métadonnées sémantiques et en proposant des encyclopédies. Chaque pensée devient une déambulation réglée dans l’architecture d’un musée imaginaire, un parcours dans une bibliothèque de rêve. Les conceptualisations philosophiques déconstruisent les classifications tenues pour acquises, fluidifient les catégorisations figées, ouvrent de nouvelles manières d’organiser la mémoire. Elles préparent l’esprit ainsi assoupli à faire place à sa spontanéité primordiale, et peut-être à recevoir l’inspiration des Muses. La philosophie contribue également à édifier la mémoire en esquissant les plans d’encyclopédies qui situent, hiérarchisent ou sillonnent de pistes transversales nos continents intérieurs. Nombre de grands philosophes avaient une ambition encyclopédique, à commencer par Aristote dont l’œuvre est elle-même une somme réfléchie des connaissances de son temps. On peut en dire autant de Descartes, de Leibniz, de Diderot et d’Alembert (éditeurs du Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers), de Hegel ou d’Auguste Comte. Parmi les contemporains, Michel Serres, Cornélius Castoriadis, Gilles Deleuze (avec Félix Guattari), ou encore Peter Sloterdijk se promènent allègrement dans tous les champs du savoir. De même que chaque grande philosophie propose des concepts originaux, elle implique aussi la forme d’une encyclopédie distincte. Comment découper et hiérarchiser les savoirs? Et si l’on répond à cette question, comment relier les connaissances puisqu’elles sont interdépendantes et communiquent de mille manières? Faut-il adopter, comme Diderot et d’Alembert – ou comme Wikipédia – le désordre alphabétique et les renvois (aujourd’hui les hyperliens) et laisser le soin de l’organisation globale au lecteur? Mais ce dernier peut alors se perdre et errer dans un labyrinthe qui n’offre nulle part de vue d’ensemble.

"Non impariamo nulla, ma ricordiamo conoscenze già presenti nel profondo del nostro essere prima della nostra nascita".

À l’aube de la philosophie, Platon a défendu l’idée paradoxale selon laquelle, en matière de vérités éternelles (comme celles de la géométrie et de la philosophie), nous n’apprenons rien, mais nous nous souvenons de connaissances déjà présentes au fond de notre être dès avant notre naissance.[21] L’âme immortelle a toujours déjà contemplé les idées. Nos enseignants ne nous transmettent pas de nouveaux contenus mais réveillent des savoirs enfouis, ils nous aident à accoucher de vérités vivantes dont nous sommes gros sans le savoir. Sans doute ne faut-il pas prendre au pied de la lettre cette théorie de la réminiscence. Mais elle fait écho aux virtualités toujours présentes de l’intelligence humaine : dans nos mémoires génétiques, culturelles et aujourd’hui dans la mémoire numérique mobilisée par les modèles de langue. Elle nous avertit que l’organisation de nos mémoires détermine nos manières de faire sens et que l’exercice du souvenir est inséparable d’une vie éveillée.

"L'organizzazione delle nostre memorie determina il nostro modo di dare senso alle cose"

Note

[1] St Augustin, Confessions. Trad. Joseph Trabucco. Paris: Flammarion, 1964 [300] livre X, chapitre 10

[2]Le concept de l’angoisse p. 255. In Kierkegaard, Miettes philosophiques. Le concept de l’Angoisse. Traité du désespoir. Trad. Knud Ferlov et Jean-Jacque Gateau. Paris : Gallimard, 1990 [1848]

[3] Husserl, Edmund, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps. Trad Henri Dussort. Paris : PUF, 1991 [1905]

[4] Bergson, Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience Paris : PUF, 1889

[5] Heidegger, Martin, Être et Temps. Trad. François Vezin. Paris : Gallimard, 1986 [1927] Voir en particulier la deuxième section, paragraphes 65 à 68.

[6] Deux articles parmi une abondante littérature :  Dehaene, S., Naccache, L., Le Clec’H, G., Koechlin, E., Mueller, M., Dehaene-Lambertz, G., van de Moortele, P.-F., & Le Bihan, D. (1998). « Imaging unconscious semantic priming ». Nature, 395(6702), 597-600. Silvanto, J., & Soto, D. (2012). “Causal evidence for subliminal percept-to-memory interference in early visual cortex”. NeuroImage, 59(1), 840-845.

[7] Marcel, A. J. (1983). Conscious and unconscious perception: Experiments on visual masking and word recognition. Cognitive Psychology, 15(2), 197-237.

[8] Hume, David. Traité de la nature humaine. Traduit par Philippe Saltel. Paris: Garnier-Flammarion, 1999. [1739-1740]

[9] James, William. Les principes de psychologie. Traduit par S. Galichet et M. Le Breton. Paris: L’Harmattan, 2003 [1890]

[10] Husserl, Edmund, L’origine de la géométrie, traduit et expliqué par Jacques Derrida, Paris : PUF, 1962, p. 45.

[11] Naccache, Lionel. L'homme réseau-nable: du microcosme cérébral au macrocosme social. Odile Jacob, Paris, 2015.

[12] Un fleuve ou torrent héraclitéen d’idées dont Husserl parle à plusieurs reprises dans la Krisis. La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (trad. Gérard Granel), Gallimard, Paris, 1976 [1935-36]. Voir par exemple le paragraphe 52, p. 202.

[13] Jacques Lacan, « L'instance de la lettre dans l'inconscient ou la raison depuis Freud ». In Écrits, Paris : Seuil, 1966, p. 493-528.

[14] « La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité́,
Vaste comme la nuit et comme la clarté́,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » Extrait de « Correspondances » (les deux premiers quatrains), Charles Baudelaire, in Les Fleurs du mal, 1857

[15] Clanchy, Michael T. From Memory to Written Record: England 1066-1307. 3e éd., London : Wiley-Blackwell, 2012. Voir aussi Le Goff, Jacques. Histoire et mémoire. Paris : Gallimard, 1988.

[16] Kant, Emmanuel, Fondements de la Métaphysique des mœurs, trad. Victor Delbos, Paris : Delagrave, 1980 [1785].

[17] Voir par exemple, Kierkegaard, Søren, Le concept de l’angoisse, déjà cité.

[18] Heidegger, Martin, Être et temps. Trad. François Vezin. Paris : Gallimard, 1986, [1927] voir le deuxième chapitre de la deuxième section.

[19] St Augustin, Confessions. Trad. Joseph Trabucco. Paris: Flammarion, 1964 [autour de 400] livre X, chap. 8, 9, 10.

[20] Yates Frances, The Art of Memory, Chicago: University of Chicago Press, 1974.

Roubaud Jacques, L’invention du fils de Léoprepes, Saulssures (France) : éditions Cirée, 1993.

 Carruthers Mary, The Craft of Thought, Meditation, Rhetoric and the Making of Images, 400, 1200, Cambridge: Cambridge University Press, 2000.

[21] Voir en particulier Platon, Ménon. trad. Monique Canto-Sperber. Paris : Flammarion,1991 [autour de 385 av. JC]


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Pubblicato il 28 maggio 2025

Pierre Levy

Pierre Levy / Philosopher, ontologist, Fellow of the Royal Society of Canada: Collective Intelligence, AI, inventor of IEML.

pierre.levy@mac.com

St Augustin, Confessions. Trad. Joseph Trabucco. Paris: Flammarion, 1964 [300] livre X, chapitre 10

Le concept de l’angoisse p. 255. In Kierkegaard, Miettes philosophiques. Le concept de l’Angoisse. Traité du désespoir. Trad. Knud Ferlov et Jean-Jacque Gateau. Paris : Gallimard, 1990 [1848]

 Husserl, Edmund, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps. Trad Henri Dussort. Paris : PUF, 1991 [1905]

Bergson, Henri, Essai sur les données immédiates de la conscience Paris : PUF, 1889

Heidegger, Martin, Être et Temps. Trad. François Vezin. Paris : Gallimard, 1986 [1927] Voir en particulier la deuxième section, paragraphes 65 à 68.

 Deux articles parmi une abondante littérature :  Dehaene, S., Naccache, L., Le Clec’H, G., Koechlin, E., Mueller, M., Dehaene-Lambertz, G., van de Moortele, P.-F., & Le Bihan, D. (1998). « Imaging unconscious semantic priming ». Nature, 395(6702), 597-600. Silvanto, J., & Soto, D. (2012). “Causal evidence for subliminal percept-to-memory interference in early visual cortex”. NeuroImage, 59(1), 840-845.

Marcel, A. J. (1983). Conscious and unconscious perception: Experiments on visual masking and word recognitionCognitive Psychology, 15(2), 197-237.

Hume, David. Traité de la nature humaine. Traduit par Philippe Saltel. Paris: Garnier-Flammarion, 1999. [1739-1740]

 James, William. Les principes de psychologie. Traduit par S. Galichet et M. Le Breton. Paris: L’Harmattan, 2003 [1890]

Husserl, Edmund, L’origine de la géométrie, traduit et expliqué par Jacques Derrida, Paris : PUF, 1962, p. 45.

Naccache, Lionel. L'homme réseau-nable: du microcosme cérébral au macrocosme social. Odile Jacob, Paris, 2015.

Un fleuve ou torrent héraclitéen d’idées dont Husserl parle à plusieurs reprises dans la Krisis. La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale (trad. Gérard Granel), Gallimard, Paris, 1976 [1935-36]. Voir par exemple le paragraphe 52, p. 202.

Jacques Lacan, « L'instance de la lettre dans l'inconscient ou la raison depuis Freud ». In Écrits, Paris : Seuil, 1966, p. 493-528.

« La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité́,
Vaste comme la nuit et comme la clarté́,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent. » Extrait de « Correspondances » (les deux premiers quatrains), Charles Baudelaire, in Les Fleurs du mal, 1857

Clanchy, Michael T. From Memory to Written Record: England 1066-1307. 3e éd., London : Wiley-Blackwell, 2012. Voir aussi Le Goff, Jacques. Histoire et mémoire. Paris : Gallimard, 1988.

Kant, Emmanuel, Fondements de la Métaphysique des mœurs, trad. Victor Delbos, Paris : Delagrave, 1980 [1785].

Voir par exemple, Kierkegaard, Søren, Le concept de l’angoisse, déjà cité.

Heidegger, Martin, Être et temps. Trad. François Vezin. Paris : Gallimard, 1986, [1927] voir le deuxième chapitre de la deuxième section.

St Augustin, Confessions. Trad. Joseph Trabucco. Paris: Flammarion, 1964 [autour de 400] livre X, chap. 8, 9, 10.

Yates Frances, The Art of Memory, Chicago: University of Chicago Press, 1974.

Roubaud Jacques, L’invention du fils de Léoprepes, Saulssures (France) : éditions Cirée, 1993.

 Carruthers Mary, The Craft of Thought, Meditation, Rhetoric and the Making of Images, 400, 1200, Cambridge: Cambridge University Press, 2000.

Voir en particulier Platon, Ménon. trad. Monique Canto-Sperber. Paris : Flammarion,1991 [autour de 385 av. JC]